QUESTIONS DHISTOIRE
Notre entretien avec
Jean-Pierre Rioux
1/ Depuis quand et pourquoi vous intéressez-vous à lHistoire de France ?
Depuis toujours, quitte à ne pas mettre de majuscule à « Histoire » et à parler plus banalement dhistoire « de la » France. Né en 1939, jai des souvenirs très vifs de lOccupation, de la Résistance et la Libération, à Paris comme en Corrèze. Ma famille, comme tant dautres, entendait encore fortement ses morts de Grande Guerre surimposés à ceux de 39-45. Ensuite, classe 59 et militant à lUNEF, la guerre dAlgérie a été mon baptême civique. Cette conjonction combattante me fait appartenir à une génération peu nombreuse mais bien typée dhistoriens venue à ce métier tout pleins des heures terribles et en lisant Marc Bloch. Je récite encore volontiers, vieux rêveur peut-être, les Poèmes de la France malheureuse de Supervielle en 1942 : « Nous sommes très loin en nous-mêmes/Avec la France dans les bras/ Chacun la tient à sa façon/ Dans une étreinte sans mesure/ Et se mire dans sa figure/ Comme au miroir le plus profond ». Ma fréquentation de Michelet, Renan, Jaurès, Péguy ou de Gaulle a fait le reste
En somme, je suis terriblement daté. Et, comme disait Henri Calet après la Libération dans Combat, « ne me secouez pas, je suis plein de larmes » !
2/ À quand faites-vous remonter la fondation de la France ? Et pourquoi ?
La question ne se pose guère, selon moi, tant elle risque de nous faire retomber dans les querelles qui ont divisé les historiens au XIXe siècle ou de nous faire acquiescer aux commémorations routinières et paresseuses. Si lon admet que la France est une réinvention continuée, un sac et un ressac de ruptures et de continuités, une construction continuée où lÉtat, la religion et la langue ont joué le rôle moteur sur la très longue durée, chercher une date de fondation est vain. Car signaler ainsi une France encartée dans un certificat détat-civil, supposerait que le pays est né avec une identité foncière et toute armée : cest de lhistoire téléologique, sans intérêt.
Cela dit, reste toujours tapie, horizon et écran à la fois, la bonne vieille question populaire de « Nos ancêtres les Gaulois », celle de lécole primaire jadis, celle qui atteste dune curiosité collective aussi sympathique que respectable et qui est si souvent et si bien renouvelée par larchéologie : je pense aux travaux de Jean-Louis Brunaux et tout particulièrement à son récent Vercingétorix. Et jajouterai que si lon veut faire une histoire des représentations et des mentalités, le Petibonum irréductible dAstérix, parfaitement mythologique, est un bon point de départ qui affûte lintelligence : cest le mien, tout récemment, dans Nos villages.
3/ Quelle est votre période de prédilection ? Et pourquoi ?
Pour les raisons personnelles que je viens dindiquer, je suis resté un historien du « contemporain » si lon suit le découpage universitaire du passé qui a traîné encore jusquaux années 1960 : de ce moment qui a 1789 à lhorizon et qui court « jusquà nos jours ». Cette dernière formule, je le dis tout de go, nest pas admise par tous les historiens, la plupart adorant mettre une date terminus, tracer une ligne de démarcation finale à leur travail, sur lair connu « après ma thèse qui ma coûté tant defforts, descendez, ya plus rien à voir » : voir aussi, par exemple, le libellé des questions des programmes denseignement ou celles aux concours de recrutement des professeurs. Dans tous les jurys et groupes de travail où jai siégé, je nai pas souvent gagné sur ce point-là.
Jajoute, surtout, que depuis mon passage à lInstitut dhistoire du temps présent du CNRS dans les années 1980, il sagit dune histoire du très contemporain que nous avions alors baptisée « du temps présent ». En somme, une histoire de la présence du temps (récitée, mémorisée, médiatisée, numérisée, actualisée) dans lhistoire vécue aujourdhui ; celle où les archives ne sont pas encore toutes ouvertes mais où les témoins, les acteurs et les descendants dacteurs sont encore là, pressants, exigeants ; celle qui sélabore avec le concours du sociologue, du politologue, de lethnologue, du linguiste, etc
Cest une très rude tâche méthodologique et même épistémologique, encore et toujours inaboutie, prisonnière quelle est dans les catégories et les découpages universitaires, dans les contraintes institutionnelles de lenseignement et de la recherche, dans le déni ambiant de ce que nous nommions dans les années 1980 « lhistoire orale » ; dans la solitude du chercheur et du professeur aussi, dont la participation à un travail collectif est mal évaluée et peu appréciée pour jauger ce quon appelle la « carrière » de chacun ; dans la mêlée où sempoignent histoire et mémoire, ou du moins telle que je lai perçue dans La France perd la mémoire et qui sefface aujourdhui sous la pression du « moment identitaire », pour parler comme Pierre Nora.
Pour ma part, cette ambition « présentiste » ma permis de travailler un peu utilement, je lespère, du côté dune histoire des pratiques culturelles sous lOccupation, de celle de la IVe République, de De Gaulle et Mendès France, de la guerre dAlgérie, et même de questionner Lévénement Macron. Mais aussi sur le « présentisme » envahissant tel que François Hartog nous la révélé, sur les assauts de mémoire, lenvol de la notion de patrimoine, les politiques culturelles nationales et locales depuis Malraux, lassociation volontaire, léducation populaire, la culture de masse, etc... Après avoir, bien sûr, fait mes classes du côté de la fin du XIXe siècle, au temps de lAffaire Dreyfus, de Jaurès et de la « Belle » Époque, puis au vif des années 1930 à lheure du Front Populaire.
Avec, au passage, quelle que soit « lépoque » envisagée, un souci propre à ma génération dhistoriens de participer à la réhabilitation de lhistoire politique, impulsée par René Rémond et autour de lui notamment à Paris X-Nanterre et à Sciences Po où jai longtemps travaillé, et qui a balayé le mépris de celle-ci diffusé par lécole des Annales. Avec également le souci de promouvoir une histoire culturelle du contemporain, dans le séminaire que jai ouvert et tenu avec Jean-François Sirinelli. On verra utilement sur ces batailles auxquelles jai volontiers participé, Pour une histoire politique de 1988 et Pour une histoire culturelle de 1997.
Cet attachement au travail collectif ma valu aussi dêtre, dit-on, un gentil fou de revues, à LHistoire depuis 1978, à Vingtième Siècle. Revue dhistoire depuis 1984, dans la presse et à la radio, notamment au Monde, à La Croix et à France-Culture. Sans oublier les heures héroïques et fraternelles du Peuple français et tout ce que vous faites encore aujourdhui. Sans négliger tout ce qui ruisselle, en « province », dans la dernière monographie dun village obscur, dans le dernier bulletin dune Société savante, dans la dernière petite exposition, dans lindispensable histoire dite locale.
Bref, partout et toujours jai uvré (ou je me suis dispersé, peu importe) avec en tête la question lancinante qui ma saisi tout jeunot, contre tous les académismes et pour ce que je tiens pour le bien commun : à quoi nous sert lhistoire ? Pourquoi et comment lenseigne-t-on, dans ce pays dont elle reste un beau souci à peu près unique au monde, comme je lai appris dans les enseignements à létranger et dans mes pérégrinations dInspection générale. Jai tenté dexposer tout cela dans Ils mont appris lhistoire de France.
4/ Quels sont pour vous les trois ou quatre personnages les plus emblématiques de lHistoire de France ?
Quitte à passer pour un vieux « réac » qui na rien compris du scientifiquement et du politiquement « correct », je dirais, chronologiquement cette fois : Jeanne dArc, Jaurès et Péguy, puis de Gaulle (auquel, comme tant dautres, je nai rien compris sur-le-champ) et Mendès France. Je les vois comme des signes souvent contradictoires mais sacrément vivaces dun devenir français.
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